mardi 28 juillet 2009

David Ricardo reste d'actualité pour comprendre les échanges internationaux


La postérité des Principes de l'Economie Politique et de l'Impôt doit beaucoup aux quelques pages que consacre Ricardo au commerce extérieur. A la manière d'un Keynes vis-à-vis des "Classiques", Ricardo ramène la théorie smithienne de l'échange au statut de vérité locale en prenant soin de différencier le commerce suivant tout d'abord son périmètre d'action (local/international) puis la nature du consommateur auquel il s'adresse (salarié/capitaliste). A l'intérieur d'un pays, la répartition des activités s'effectue selon la logique des avantages absolus, le capital se dirigeant vers les zones où le profit est le plus élevé. En revanche, l'aversion des manufacturiers pour le risque limite la mobilité internationale des capitaux et préserve la diversité productive, ce qui offre à chaque pays l'opportunité de valoriser sur les marchés internationaux ses points d'excellence ou de moindre handicap. Cette division du travail n'est cependant pas une condition suffisante pour que le taux de profit progresse, car seules les importations de biens consommés par les salariés qui permettent d'alléger le coût du travail ont un effet positif sur la profitabilité des entreprises. Le commerce de biens de luxe à destination des classes les plus aisés consitue selon lui une sorte de gaspillage de ressources, ce qu'il semble reprocher à Adam Smith d'avoir ignoré.

Près de deux siècles ans après sa formulation, la théorie des avantages comparatifs fait toujours l'objet d'une confrontation avec les évolutions du commerce international et conserve, nous semble-t-il, son intérêt pour interpréter l' actualité des échanges.

Le paradoxe des avantages relatifs

Importer un bien que seul l'étranger est capable de produire, en raison d'une spécificité géographique, ne soulève aucune objection majeure. L'avantage absolu s'impose de lui même et on se résout bien volontiers à se fournir en cachemire dans le pays du même nom. Mais la majeure partie des biens importés pourraient tout aussi bien être produits localement. Tel est le paradoxe de l'échange international auquel la théorie de l'avantage relatif fournit une solution. L'exemple célèbre de Ricardo(Angleterre/Portugal; drap/vin)montre que le Portugal a intérêt abandonner à l'Angleterre la production de drap ,même s'il y est plus efficace, par ce qu'est encore dans la production de vin que le Portugal est le plus rapide. Mais que se passe-t-il lorsque les deux pays sont très similaires et capables de produire les deux biens dans des conditions presque identiques?. On aura bien du mal à faire accepter aux opinions les ajustements sociaux qui accompagnent l'échange et la spécialisation, tandis que le gain de l'échange semble limité. C'est ici que le théorême de l'avantage relatif s'avère très utile puisqu'il justifie la spécialisation quel que soit l'écart productivité entre pays dans la mesure où chacun se concentre sur ce qu'il sait relativement le mieux faire. Le commerce peut naître de petites différences, à condition que les coûts de transports soient modestes. Dans l'exemple de l'Angleterre et du Portugal, les termes de l'alternative sont d'une part un commerce à sens unique ( si l'on applique les avantages absolus, le Portugal produit tout) et d'autre part, un commerce à double sens (qui suit la logique de l'avantage comparatif) . Entre deux pays très proches, l'alternative est plus radicale puisque l'autarcie s'oppose au commerce. L'universalisation du principe de la division du travail est le grand mérite des avantages comparatifs (ceux qui ont enseigné et cherchent non pas à conforter une élite mais à valoriser les points forts de chacun en savent quelque chose).


Face à la concurrence des pays émergents

Pour les producteurs des pays industrialisés qui redoutent d'être submergés par leurs concurrents du Sud, lorsque ces derniers cumulent bas salaires et accès rapide aux technologies, la loi des avantages relatifs est une bonne nouvelle. Ricardo souligne les nombreux obstacles géographiques, culturels ou règlementaires qui découragent la mobilité des facteurs et empêchent, pour longtemps encore, la constitution d'une économie mondiale. Toutefois, il reconnait que le capital peut traverser les frontières capital et évoque, dans le chapitre "Des machines", les conséquences d'une trop grande taxation des profits en économie ouverte: "Dans un pays, l'emploi des machines ne pourrait jamais être découragé sans danger; car si l'on n'autorisait pas un capital à recueillir tout le revenu net que lui procurerait l'utilisation des machines, il ira à l'étranger; et cette fuite de capitaux décourage bien plus la demande de travail que l'emploi de machines le plus étendu". En tant qu'adversaire résolu de la fiscalité, Ricardo n'aurait pas considéré d'un mauvais oeil la concurrence fiscale qui ne cesse de s'étendre.

Ricardo n'est pas aveugle aux conséquences sociales du commerce, c'est ce que le démontre le chapitre intitulé "Changements brusques dans les voies du commerce" dans lequel il évoque les jours difficiles auxquels doivent se préparer les économies les plus avancées : "Dans les pays riches et puissants où d'importants capitaux sont investis dans les machines, un retournement de tendance de l'activité sera ressenti plus durement que dans les pays pauvres, où le rapport du capital fixe au capital circulant est moindre, et où, par conséquent, une part plus importante de l'ouvrage est réalisée par le travail de l'homme" car "Il est moins difficile de détourner du capital circulant que du capital fixe, d'un emploi quelconque. Il est souvent impossible d'employer dans une autre manufacture une machine construite pour une autre manufacture". Libéral, Ricardo n'en déduit cependant pas la nécessité d'une intervention publique : "Il s'agit là d'un mal auquel une nation riche doit se soumettre; il ne serait pas plus raisonnable de s'en plaindre qu'il ne le serait pour un riche négociant de se lamenter sur les dangers de la mer auxquel son navire est exposé, alors que la chaumière de son voisin pauvre est à l'abri de ces périls". Préfigurant la destruction créatrice à la Schumpeter, Ricardo considère les "crises du commerce" comme des facteurs de renouvellement et de croissance et y voit le prix à payer pour que le Sud se développe à son tour. Sa prise en compte du différentiel de mobilité des facteurs préfigure cependant les réflexions actuelles sur la façon de penser les compensations à apporter tout en améliorant la flexibilité factorielle (débats sur la "flexsécurité" ou à propos de la "sécurité sociale professionnelle").

Un modèle invalidé par les évolutions récentes des échanges?

Les nouvelles théories du commerce international reposent sur des hypothèses que Ricardo avait ignorées ou minorées comme l'existence de rendements d'échelle croissants, le goût des consommateurs pour la diversité et la concurrence imparfaite. Grace à elles il est possible de prédire la concentration des flux commerciaux entre pays semblables ainsi que leur nature intra-branche (flux croisés de biens similaires), autant de faits stlylisés que le modèle ricardien standard semble exclure. Le domaine de validité des avantages comparatifs se réduirait-il aux flux Nord/Sud et aux déséquilibres des soldes commerciaux? Notons que la conception ricardienne de l'avantage comparatif est plurielle : elle repose à long terme sur les écarts de productivité mais peut être influencée au moins temporairement par les goûts volatiles des consommateurs ("l'influence de la mode, des préjugés ou du caprice" ) ou les aléas fiscaux et politiques. De plus, il a été montré que la dynamique du commerce intra branche européen doit beaucoup à la division du travail selon le degré qualité des produits. La logique de spécialisation ne disparaît pas mais, en raison de la différenciation verticale, subsiste à un niveau plus fin.

Ricardo affirme à plusieurs occasions que seul le commerce qui concourt à alléger le coût du travail (par l'entrée de produits de consommation courante à moindre prix) ou du capital (grâce à l'importation de machines plus performantes) exerce une influence favorable sur la dynamique capitaliste. Tout porte à croire qu'il aurait accueilli avec le plus vif intérêt la multiplication des flux de composants et d'équipements que l'on observe à l'heure actuelle.


Spécialisation verticale et avantage comparatif

Depuis une dizaine d'années, l'attention des économistes se porte sur ces échanges entre firmes qui consistent en flux temporaires de biens intermédiaires intégrés par la suite à des produits finis que l'on destine à la réimportation/exportation. Ce commerce a représenté 30% de la croissance des exportations des principaux pays de l'OCDE et émergents entre 1970 et 1990 et la tendance n'aurait cessé de s'accentuer depuis. Certains auteurs (1) en déduisent que le concept d'avantage comparatif est désormais caduque: d'un côté on ne pourrait plus raisonner en termes strictement nationaux lorsqu'une part croissante des biens exportés par un pays A incorpore des éléments produits en B, C ou D; d'un autre côté ces échanges prospèrent plutôt entre pays similaires. Certes, il est incontestable que la spécialisation verticale a atteint une intensité particulière dans le secteur industriel au point que la valeur ajoutée produite localement ne représenterait que 20 à 40% des flux internationaux (2)). Ceci ne constitue cependant pas une réfutation de l'approche ricardienne. Pourquoi l'avantage comparatif d'un territoire disparaitrait lorsqu'il se rattache à un segment de production plutôt qu'à produit entier? Le pays qui délocalise certains segments d'une production n' approfondit-il pas au contraire sa spécialisation sous la pression de la concurrence internationale? Selon B. Bridgman (3), le démantèlement des barrières commerciales dans le domaine industriel a considérablement facilité cette stratégie en permettant d'aller plus loin dans l'exploitation des écarts de productivité minimes qui existent entre pays industriels et cela d'autant plus que les échanges verticaux impliquent de multiples franchissements de frontières. Mais il reste à déterminer l'origine de ces avantages comparatifs verticaux. Les travaux que nous avons pu consulter montrent que ce sont les pays les plus riches qui s'engagent le plus intensément dans le commerce vertical et qu'ils y occupent les segments les plus intensifs en technologie, particulièrement exigeants en capital humain et en recherche et développement, tandis que les pays du sud associent à leur avantage comparatif en termes de coût du travail la qualité des infrastructures de transport et de communication qui sont indispensables pour optimiser la coordination internationale des unités productives(4) (5). A la différence du modèle ricardien standard, les approches récentes insistent cependant sur le caractère endogène des facteurs de compétitivité commerciale.

Il est un élément du "ricardianisme" qui a totalement disparu de la réflexion: le lien entre les échanges et les rapports de classes. Le théorême de Stolper Samuelson s'emploie à décrire les conséquences inégalitaires du commerce mais il fait pâle figure à côté de la "grandiose dynamique" ricardienne dont on connait le rôle dans la promotion du commerce international.


(1) Baldone S, Sdogati F, Tajoli L. (2007), " On some effects of international fragmentation on comparative advantages, trade flows and the income of countries", The World Economy 30 (11).
(2) Johnson R. , Noguera G, (2009), "Accouting for intermediates: production sharing and trade".
(3) Bridgman B. (2009), "The rise of vertical specialization trade". Bureau of economic analysis.
(4) Hildegunn K., (2004) "Determinants of vertical specialization" WTO. http://www.ecomod.net/conferences/iioa2004/iioa2004_papers/543.pdf
(5) Greenaway D.(1997) "Economic geography, comparative advantage and trade within industries, evidence from the ocde" FIEF . http://swopec.hhs.se/fiefwp/papers/WP144.pdf

samedi 25 juillet 2009

Interview imaginaire de Keynes




La tourmente économique redonne une actualité à vos théories. Beaucoup d’ économistes se réclament de vous mais leur prévisions divergent. Les plus optimistes évoquent une crise d’un an tandis que les plus sombres annoncent une décennie entière de récession. Selon vous, quelle devrait être la durée de cette crise?

Disons trois à cinq ans. Il faut être confiant mais réaliste, les crises sont souvent violentes et soudaines alors que la transition à un mouvement de hausse n’est généralement pas aussi marquée. C’est le retour à la confiance, pour user du langage courant, qu’il est si difficile de provoquer dans une économie fondée sur le capitalisme individuel.



Envisagez vous une remise en cause du régime capitaliste ?

Il est certain que le monde ne supportera pas plus longtemps l’état du chômage qui est une conséquence inévitable de l’individualisme du régime. Mais une analyse correcte du problème permet de remédier au mal sans sacrifier la liberté ni le rendement.

Les adversaires du libre-échange gagnent en audience et se réclament de vous. Ils voient dans un certain protectionnisme un remède au chômage. Quelle est votre réaction?

Ils confondent la cause et l’effet, indeed. Si les nations pouvaient apprendre à maintenir le plein-emploi au moyen de leur seule politique intérieure, nul pays n’aurait plus un motif puissant de refuser les produits des autres sur son territoire. Le commerce international cesserait d’être ce qu’il est, c’est-à-dire un moyen desespéré pour préserver l’emploi intérieur des pays en stimulant les ventes et en restreignant les achats au dehors. Moyen qui, lorsqu’il réussit ne fait que transférer le problème du chômage au pays le moins bien placé dans la lutte.

Quel conseil de politique économique donneriez-vous au Gouvernement Français ? Relancer la consommation? l’investissement?

La sagesse serait de progresser dans les deux directions à la fois. Il existe des marges de manoeuvre pour cela. J’ajoute qu’ il est improbable que le plein emploi puisse être maintenu avec l’actuel niveau de consommation, quoique l’on fasse dans le domaine de l’investissement.

Vous ne semblez accorder que très modérément votre confiance à l’initiative du secteur privé…

L’investissement est gouverné par l’état d’esprit capricieux et déréglé des milieux d’affaire. On ne peut abandonner à l’initiative privée le soin de régler ces dépenses. Je souhaite que l’investissement soit gouverné dans un esprit social et non laissé aux fantaisies de jugement personnel d’ignorants ou de spéculateurs.

Aux Etats-Unis, la victoire d’Obama pourrait marquer un tournant social vers plus d’ égalité. Ceci semble rejoindre vos thèses.

En effet. Les inégalités de revenus, de fortunes et d’héritages ne peuvent être justifiées dans des proportions aussi marquées qu’à l’heure actuelle. Il faudrait prendre des mesures énergiques, comme un changement de la répartition qui stimulerait la consommation des plus pauvres. En pleine récession, quand il devient matériellement impossible de stimuler l’investissement, l’accroissement de la consommation est le seul moyen d’améliorer l’emploi.

Certains félicitent la banque centrale européenne pour sa gestion prudente de la monnaie tandis que les Etats-Unis se livraient à des excès en termes de crédit. Vous joignez-vous à ce cortège de louanges?

Le vrai remède au cycle économique ne consiste pas à supprimer les booms et à maintenir en permanence une semi-dépression, mais à supprimer les dépressions et à maintenir une situation voisine du boom.

Pour terminer, évoquons la régulation des marchés financiers. La crise est née suite à la découverte de nombreux produits toxiques dans le bilan des banques. Voyez vous cela comme un accident de parcours ou un problème plus structurel?

Les marchés financiers organisés sont soumis à l’influence d’acheteurs qui ignorent pour la plupart ce qu’ils achètent et de spéculateurs qui n’ont pas intérêt à estimer rationnellement le rendement futur des investissements. Il est conforme à leur nature que les cours baissent d’un mouvement soudain et même catastrophique quand la désillusion s’abat sur un marché trop optimiste…

Merci Lord Keynes

Merci à vous jeune homme. Désirez-vous une part de ce délicieux pudding?


NB : Pudding excepté, l’interview a été réalisé à partir du dernier livre de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie.

vendredi 24 juillet 2009

Immigration = chômage?



Les autorités espagnoles envisagent de renvoyer dans leur pays d’origine des centaines de milliers de travailleurs étrangers, les Pays-Bas songent à renforcer les tests de culture sensés filtrer les immigrants, il y a quelques mois des ouvriers anglais ont manifesté pour réclamer la préférence nationale en matière d’embauche….La tentation est grande de freiner les flux migratoires en période d’envolée du chômage. La crainte qu’expriment les salariés les plus exposés au marasme économique est légitime mais est-il permis pour autant d’affirmer que l’immigration est une des causes principales du sous emploi?
Certains continuent à le prétendre, sans que l’on prenne le temps de leur apporter la contradiction. C’est le cas d’ un certain Gerard Pince (1) qui nous a gratifié d’une sorte d’”audit” de l’immigration qui se termine par la proposition d’ éloigner un demi million d’immigrés (non européens) afin de ramener le taux de chômage à 4%. Peu versé dans la nuance, il explique qu’après son travail les arguments “immigrationnistes ont définitivement perdu leur pertinence“. La réalité est, à l’évidence, beaucoup plus complexe, voire totalement différente.
Le plus souvent, les immigrés sont distancés par les autochtones sur le marché du travail
Les autochtones subissent l’entrée de travailleurs supplémentaires si la compétitivité de ces derniers est supérieure (salaires plus bas et/ou meilleures compétences). Or il est rare qu’un travailleur immigré bénéficie d’une telle avance. Cette situation ne se rencontre, à notre connaissance, qu’ en Hongrie et en Italie. Dans ces deux pays, la probabilité de trouver un emploi est deux fois plus forte pour un immigré que pour un local. Ailleurs les locaux bénéficient d’une “prime à l’embauche” qui peut atteindre des niveaux considérables comme c’est le cas en Belgique, au Danemark ou aux Pays-Bas. Dans ce dernier pays, le taux de chômage moyen des immigrés est deux fois et demi plus elevé que la moyenne des locaux. La France est dans une situation intermédiaire, proche de celle du Royaume-Uni ou de l’Allemagne, avec un sur-chômage des immigrés de l’ordre de plus 50%. Ceci explique que depuis 1990 l’emploi occupé par les immigrés n’a progressé que de 5%, soit deux fois moins vite que l’emploi total.
Comment expliquer ce handicap des salariés nés à l’étranger? On peut invoquer des caractéristiques individuelles (barrière de la langue, âge, qualification…) mais elles ne rendent compte que d’une partie de cet écart. Un travail récent met en évidence le rôle de la structure des emplois et du manque de mobilité géographique des immigrés. “Historiquement les vagues d’immigration de travail dans notre pays ont toujours eu pour vocation d’occuper un emploi sans contact avec la clientèle : bâtiment, cuisines de restauration, chaînes de montage de l’industrie automobile, ramassage des ordures ménagères, travaux agricoles. Un changement brutal se serait opéré dans les années 80 où la proportion d’emplois sans contact a baissé rapidement ” (2: L. Bouvard, P-P. Combes, B. Decreuse, M. Laouénan, B. Schmutz and A. Trannoy, 2009 « Géographie du chômage des personnes d’origine africaine : une discrimination vis-à-vis des emplois en contact avec la clientèle », Revue Française d’Economie) au profit, par exemple, du commerce ou de l’hôtellerie restauration . Pour des raisons qui tiennent en partie à la réticence d’un trop grand nombre d’ employeurs privés, les immigrés sont sous représentés dans ces emplois. Afin d’accéder à ces postes ils n’est pas rare qu’ils se mettent à leur compte. A cette discrimination à l’embauche s’ajouteraient les difficultés qu’ils rencontrent pour quitter les grands centres urbains et rejoindre les zones moins denses où se situent de plus en plus les emplois de service (on évoque en particulier la difficulté à trouver une place en HLM en dehors de sa commune ou de son département).Les obstacles spécifiques que rencontrent les immigrés sur le marché du travail peuvent expliquer la proportion importante d’inactifs parmi les personnes en âge de travailler. On pense ici aux femmes dont le taux de chômage est deux fois supérieur à celui des femmes non immigrées.
Quand l’immigration encourage l’emploi non qualifié
La France est l’un des pays industrialisés qui reçoit le plus d’immigrants à faible qualification. A priori, on peut craindre que ces flux occasionnent un effet négatif sur l’emploi et les salaires des ouvriers et employés autochtones les moins qualifiés. Il s’agit d’un coût direct de l’immigration, rapide et socialement douloureux. Toutefois il existe des retombées positives, moins visibles mais tout aussi réelles (3). On peut repérer trois effets indirects. Le premier réside dans les dépenses des immigrants et de leurs familles qui, le plus souvent, procèdent à des achats de biens et services riches en main d’oeuvre non qualifiés(alimentation, produits manufacturés peu couteux…). Le second effet concerne les entreprises qui embauchent de la main d’oeuvre peu qualifiée et qui pourraient être tentées de la remplacer par des équipements pour affronter l’intensification de la concurrence ou contourner une pénurie de personnel. L’existence d’une main d’oeuvre immigrée supplémentaire incite les firmes à freiner une recherche souvent outrancière de productivité qui s’exerce au détriment de l’emploi de tous les salariés, y compris autochtones. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles le secteur tertiaire américain, pays de forte immigration, est beaucoup plus créateur d’emplois qu’en France. Enfin, chacun peut constater dans son quartier que les immigrés maintiennent et développent des activités délaissées par les Français (commerce de proximité en particulier). Eventuellement, ceci peut être l’occasion d’embaucher des salariés supplémentaires.
Et pourtant ils consomment….
Les immigrés ne sont pas tous producteurs mais ils sont tous consommateurs, comme chacun d’entre nous. Dans la mesure où ils ne vivent pas en complète autarcie, ces achats alimentent la production générale et encouragent l’emploi dans tout le pays. Les habitants de Montbéliard ont pu le vérifie lorsque entre 1984 et 1986, plus de 5 % de la population a disparu en raison d’une incitation au départ des immigrés. Le résultat fut aussi rapide que désastreux : ”Le nombre de logements vides s’accroît, les organismes HLM ont près de 3 000 logements vacants. Si le départ des immigrés n’est pas la seule cause, le secteur du bâtiment et des travaux publics perd 1 000 emplois en 5 ans (…) Une enquête auprès des commerçants réalisée par des élèves du collège des Buis à Valentigney conclut à de très fortes baisses de chiffre d’affaires dans les supermarchés, boulangeries, boucheries, bureaux de tabac, pressing…Les moyens financiers des communes sont touchés par la diminution de la taxe d’habitation et de la dotation générale de fonctionnement, toutes deux liées au nombre d’habitants. Au total, les effets sont très négatifs pour l’économie de la région. ” (4) L’économiste américain Julian Simon nous fournit un modèle pour déterminer si cet effet “demande” peut compenser les pertes que subissent les salariés locaux qui sont concurrencés par les immigrés. Selon lui, l’immigration se traduit par un gain net en termes d’emplois si la consommation relative des immigrés (par rapport aux non immigrés) est plus forte que leur probabilité relative d’occuper un emploi. En reprenant les chiffres fournis par Gerard Pince dans son brulot anti-immigration, on peut montrer montrer que c’est bien le cas en ce qui concerne les immigrés extra-européens, ceux-la même qu’il souhaite voir partir en nombre (Leur consommation représente 77% de celle des français de souche tandis que leur chance de trouver un emploi atteint 75% de celle des français). En revanche, contre toute attente, c’est la présence des immigrés européens qui pourrait avoir un un effet négatif sur l’emploi des autochtones…
Les économistes ne nient que l’entrée massive de travailleurs immigrés puissent détruire de l’emploi, mais ils démontrent qu’à moyen terme cette offre de travail supplémentaire suscite une demande nouvelle qui compense voire excède les pertes initiales. Le malthusianisme ne parait pas une bon remède pour lutter contre le chômage. La France en est un bon exemple puisqu’elle le pratique depuis des décennies sans résultat probant (pré-retraites, diminution du temps de travail…) Reste à imaginer d’autres pistes plus imaginatives, plus fructueuses et plus conformes à nos traditions.

L'avortement a-til permis de diminuer la délinquance aux Etats-Unis?



Et si les économistes parlaient enfin de la “vraie vie” et pas de sujets qui font mal à la tête? Et s’ils se contentaient d’interpréter des statistiques plutôt que de se perdre dans d’obscures théories? C’est le pari de Steven Levitt, professeur à Chicago, dont l’ ouvrage Freakconomics (l’économie du saugrenu”) est riche de questions aussi ”décoiffantes” que : -Pourquoi les dealers vivent-ils chez leurs parents?-En quoi le choix prénom conditionne-t-il la destinée sociale d’un enfant?-Qu’est-ce qui est plus dangereux, une arme à feu ou une piscine?-L’avortement est-il un crime ou a-t-il permis d’éliminer de futurs délinquants?



Concentrons nous sur ce dernier sujet. L’auteur affirme que la baisse spectaculaire du taux de criminalité, observée depuis les années quatre-vingt dix aux Etats-Unis, est une conséquence indirecte de la légalisation de l’avortement en avril 1973. Cette décision de la Cour Suprême aurait ouvert à de nombreuses mères célibataires et modestes la possibilité d’interrompre leur grossesse de sorte que des dizaines de milliers d’enfants, plus exposés que les autres à la délinquance, n’auraient pas pu voir le jour. Les enjeux politiques, moraux, voire religieux, d’une telle affirmation sont importants. Imaginons les perspectives eugéniques qu’elle ouvre à Frédéric Lefebvre, l’ombrageux porte parole de l’UMP qui souhaite traquer dès la petite enfance les comportements violents.
La démonstration de Stephen Levitt démarre par ce que l’on pourrait appeler une mesure de notre ignorance. Après avoir relativisé l’impact de facteurs sociaux et politiques ”traditionnels” (meilleure santé économique des Etats-Unis, multiplication des prisons et des effectifs policiers, chute du cours du krack) il conclue que grosso modo 50% de la diminution de la baisse de la criminalité est sans explication. C’est alors qu’il sort de son chapeau la piste de l’avortement, ne résistant visiblement pas au plaisir de mettre en exergue une cause tout aussi cachée qu’involontaire. Il se félicite qu’en permettant aux femmes d’avorter (les plus pauvres, noires le plus souvent) les pouvoirs publics aient autorisé ces dernières à exercer un choix rationnel pour elles et favorable à la collectivité. C’est ici que sa logique déraille. Pour nous convaincre, il faudrait apporter la preuve qu’en l’absence du droit à avorter, ces nombreux “ délinquants en puissance” auraient vu le jour. Or l’auteur ne signale qu’une très modeste diminution des naissances (-6%) après 1973, tandis que les conceptions auraient augmenté fortement (+30%). L’auteur en déduit que les avortements ont été utilisés comme méthode contraceptive.
Cette explication est problématique car elle signifie que les femmes auraient attendu 1973 pour s’autoriser à concevoir plus souvent et qu’elles limitaient considérablement leur progéniture avant cette date…ce qui ruine sa théorie selon laquelle il naissait plus d’enfants “à risque” avant 1973.Voici l’auteur dans une situation où il ne peut interpréter les chiffres qu’il donne sans contredire sa théorie.


Son erreur consiste à ne pas voir une réalité pourtant bien simple : les avortements légaux se sont substitués en grande partie aux pratiques clandestines que les femmes les plus modestes utilisaient avant 1973. D’ailleurs ce déclin des avortements clandestins laisse une trace dans les statistiques qui révèlent une chute impressionnante du nombre de femmes qui
décèdent à la suite d’une interruption de grossesse. Il y a donc fort à parier que la loi de 1973 n’a pas eu pour conséquence de multiplier les avortements mais seulement d’encadrer cette pratique et le lien entre cette loi et la diminution de la criminalité tient de la haute fantaisie.

L’auteur est plus inspiré à d’autres endroits de son livre mais il se laisse ici emporter par le préjugé néolibéral selon lequel les phénomènes collectifs trouvent leur explication, en dernier ressort, dans les choix rationnels des individus et échapperaient par conséquent à la volonté générale. En ce sens, la publicité qui présente ce livre comme libéré de toute emprise “idéologique” est tout simplement mensongère.

Splendeurs et misères de l'Etat social français

Notre si décrié modèle social semble retrouver des couleurs en ces temps de récession. Sans lui la crise aurait été plus profonde, reconnaît la revue ,pourtant très libérale, “The Economist“. Même Nicolas Sarkozy a déclaré fièrement : “Lorsque les difficultés interviennent, les filets de sécurité et les stabilisateurs automatiques jouent un rôle crucial, bien plus important que dans d’autres pays, par exemple les pays anglo-saxons”. Or le modèle social français représente bien plus que le “filet de sécurité” auquel il est souvent fait référence. L’éducation gratuite, le logement social ou les hopitaux publics fournissent un revenu supplémentaire au ménage bien plus important que les prestations monétaires. La fourniture de “services publics“ correspondrait à une gain de 5640 euros par adulte, d’après une étude de l’INSEE (25% du revenu des ménages contre 6% pour les prestations sociales). L’INSEE montre que les services publics contribuent à réduire les inégalités de revenu à hauteur de 70% . Si notre modèle social est généreux dans ce qu’il donne il l’est beaucoup moins dans ce qu’il retire. La structure des prélèvements obligatoires ne correspond pas à celle d’un pays très développé mais plutôt à celle d’un pays “du sud“ avec des impôts indirects et proportionnels (principalement sur la consommation) qui l’emportent sur la fiscalité directe et progressive (impôt sur le revenu, sur l’héritage…). En France, un ménage paie chaque année au titre de la TVA 3130 euros, soit trois fois plus que l’impôt sur le revenu. Or la TVA est anti-redistributive : elle pèse plus fortement sur le pouvoir d’achat des plus modestes qui consomment une part relativement importante de leur revenu. L’INSEE montre que la TVA annule l’effet redistributif de l’impôt sur le revenu, ce qui ne correspond guère pas à l’idée reçue selon laquelle l’Etat ponctionnerait outrageusement les plus riches. Alors que les inégalités augmentent, le basculement de la moitié des sommes récoltées au titre de la TVA sur l’impôt sur le revenu pourrait permettre de réduire la concentration des revenus d’un quart. Les Français sont attachés à leur modèle social mais rechignent à en payer le prix. Ce déséquilibre peut se résorber de deux façons: bouclier fiscal et diminution du nombre de fonctionnaires (version anglo-saxonne) ou réhabilitation de l’impôt sur le revenu et de la dépense publique (version pays scandinaves). Un bien beau débat pour 2012.

Erosion de l'Etat Providence en Europe




Un économiste américain a mesuré l’évolution de la générosité des différents modèles de protection sociale européens entre 1971 et 2002. Dans son article (”The Generosity of social insurance in Europe“, 2006, Université du Connecticut) Lyle Scruggs travaille à partir de trois séries de données qui portent sur l’assurance chômage, la couverture maladie et les pensions de retraite dont il mesure le taux de prestation et de couverture ( proportion de la population qui bénéficie de ces dispositifs). Sa conclusion conforte les inquiétudes que nourrissent les européens (et particulièrement les français) quant à l’érosion progressive du “filet de sécurité” patiemment mis en place depuis la fin de XIXième siècle.
Les “quinze glorieuses” de la protection sociale (1971-1986) semblent révolues. En dehors des pays les plus libéraux (qui partaient de très bas il est vrai) l’Etat Providence recule partout et principalement dans les pays les plus protecteurs. L’Allemagne a cessé de jouer un rôle moteur et fait désormais jeu égal avec la France. Les modèles sociaux-démocrates du nord de l’Europe connaissent eux aussi une érosion significative. S’il ne s’agit pas encore d’un effondrement la situation a de quoi inquiéter nos concitoyens puisque notre modèle s’essoufle alors qu’il vient seulement d’atteindre le degré de couverture des pays nordiques…de 1971….tandis qu’un alignement sur le “moins disant social” britannique ramènerait la couverture sociale française plus de quarante ans en arrière.
Privée de ses principales locomotives, la protection sociale européenne résistera-t-elle à l’intégration des pays d’Europe de l’Est à bas salaires? Après l’intégration de la Bulgarie, de la Roumanie et des républiques Baltes, l’Europe connaît en son sein des différentiels sociaux qui pour la première fois dépassent ceux que l’on observe à l’intérieur des pays de l’OCDE. Le continent ne se singularise plus du reste des pays industrialisés par une convergence plus prononcée en matière de dépenses de protection sociale. Tandis que le modèle européen est mis sous tension on ne peut guère compter sur la social démocratie qui connait un recul électoral à peu près partout sur le continent…et qui n’a pas empêché les inégalités de progresser en Europe aussi vite qu’ailleurs. Emmanuel Wallerstein nous avait prévenu, une ”économie monde” capitaliste tire bénéfice des Etats quand ceux-ci démantèlent les barrières commerciales où protègent les droits de propriété mais elle se passe très volontiers de tout projet d’ unification politique et a fortiori sociale afin de conserver des occasions de profit…

Après le RSA, le revenu d'existence?



“La logique qui consiste à fiscaliser tout ce qui, dans la protection sociale, ne ressortit pas à l’assurance résulte de l’évolution des sociétés salariales modernes. Il en résulte que les droits sociaux ne doivent plus prendre la forme dégradante de l’assistance et que l’aide aux entreprises (1) doit être remplacée par l’aide à la personne (…) Le temps est venu d’un projet politique qui engage une réforme radicale de la redistribution. Il s’agit d’instaurer un revenu minimum garanti, moyen économique des droits inconditionnels des citoyens. C’est un dispositif qui cherche à combiner l’efficacité et l’équité citoyenne. Les économistes ont souvent fait des propositions en ce sens (2).

L’avantage du revenu minimum garanti est qu’il procède d’une
conception universelle de la fiscalité incitant à l’emploi au lieu de le décourager. Parce que le revenu est accordé à chaque personne en âge de travailler, il évite toute discrimination entre ceux qui sont assistés et ceux qui ne le sont pas. Parce qu’il est maintenu que l’on ait un emploi ou pas, il ne provoque pas de trappe de pauvreté. Enfin, ce revenu est une aide aux individus et non aux entreprises. Il corrige les inégalités résultants des différences de salaires et permet d’employer des travailleurs à faible qualification et basse productivité.

Le mécanisme de redistribution consiste à définir le montant d’un transfert forfaitaire sans condition de ressource. Corrélativement, on détermine un impôt à taxe uniforme et prélevé à la source sur tous les revenus, quelle que soit leur nature. Enfin, on y superpose un profil progressif par une surtaxe sur les hauts revenus. Le revenu minimum peut alors remplacer les transferts existants (allocations familiales et logement) qui lui sont inférieurs et réduit ces allocations du montant du revenu lorsqu’elles lui sont supérieures”

Michel Aglietta. Régulation et crises du capitalisme (1976). Postface de 1997.


(1) Subventions aux entreprises sous la forme de baisses de charges sociales sur les bas salaires.

(2)”
Il est malicieux de constater que l’inventeur de la proposition est un économiste de droite : Milton Friedman. L’idée à été reprise dans une toute autre démarche par P. Van Parijs et tout un courant post-keynésien pour qui le développement de la productivité collective sépare complètement le revenu et le travail“. Note de M. Aglietta.

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