vendredi 24 juillet 2009

L'avortement a-til permis de diminuer la délinquance aux Etats-Unis?



Et si les économistes parlaient enfin de la “vraie vie” et pas de sujets qui font mal à la tête? Et s’ils se contentaient d’interpréter des statistiques plutôt que de se perdre dans d’obscures théories? C’est le pari de Steven Levitt, professeur à Chicago, dont l’ ouvrage Freakconomics (l’économie du saugrenu”) est riche de questions aussi ”décoiffantes” que : -Pourquoi les dealers vivent-ils chez leurs parents?-En quoi le choix prénom conditionne-t-il la destinée sociale d’un enfant?-Qu’est-ce qui est plus dangereux, une arme à feu ou une piscine?-L’avortement est-il un crime ou a-t-il permis d’éliminer de futurs délinquants?



Concentrons nous sur ce dernier sujet. L’auteur affirme que la baisse spectaculaire du taux de criminalité, observée depuis les années quatre-vingt dix aux Etats-Unis, est une conséquence indirecte de la légalisation de l’avortement en avril 1973. Cette décision de la Cour Suprême aurait ouvert à de nombreuses mères célibataires et modestes la possibilité d’interrompre leur grossesse de sorte que des dizaines de milliers d’enfants, plus exposés que les autres à la délinquance, n’auraient pas pu voir le jour. Les enjeux politiques, moraux, voire religieux, d’une telle affirmation sont importants. Imaginons les perspectives eugéniques qu’elle ouvre à Frédéric Lefebvre, l’ombrageux porte parole de l’UMP qui souhaite traquer dès la petite enfance les comportements violents.
La démonstration de Stephen Levitt démarre par ce que l’on pourrait appeler une mesure de notre ignorance. Après avoir relativisé l’impact de facteurs sociaux et politiques ”traditionnels” (meilleure santé économique des Etats-Unis, multiplication des prisons et des effectifs policiers, chute du cours du krack) il conclue que grosso modo 50% de la diminution de la baisse de la criminalité est sans explication. C’est alors qu’il sort de son chapeau la piste de l’avortement, ne résistant visiblement pas au plaisir de mettre en exergue une cause tout aussi cachée qu’involontaire. Il se félicite qu’en permettant aux femmes d’avorter (les plus pauvres, noires le plus souvent) les pouvoirs publics aient autorisé ces dernières à exercer un choix rationnel pour elles et favorable à la collectivité. C’est ici que sa logique déraille. Pour nous convaincre, il faudrait apporter la preuve qu’en l’absence du droit à avorter, ces nombreux “ délinquants en puissance” auraient vu le jour. Or l’auteur ne signale qu’une très modeste diminution des naissances (-6%) après 1973, tandis que les conceptions auraient augmenté fortement (+30%). L’auteur en déduit que les avortements ont été utilisés comme méthode contraceptive.
Cette explication est problématique car elle signifie que les femmes auraient attendu 1973 pour s’autoriser à concevoir plus souvent et qu’elles limitaient considérablement leur progéniture avant cette date…ce qui ruine sa théorie selon laquelle il naissait plus d’enfants “à risque” avant 1973.Voici l’auteur dans une situation où il ne peut interpréter les chiffres qu’il donne sans contredire sa théorie.


Son erreur consiste à ne pas voir une réalité pourtant bien simple : les avortements légaux se sont substitués en grande partie aux pratiques clandestines que les femmes les plus modestes utilisaient avant 1973. D’ailleurs ce déclin des avortements clandestins laisse une trace dans les statistiques qui révèlent une chute impressionnante du nombre de femmes qui
décèdent à la suite d’une interruption de grossesse. Il y a donc fort à parier que la loi de 1973 n’a pas eu pour conséquence de multiplier les avortements mais seulement d’encadrer cette pratique et le lien entre cette loi et la diminution de la criminalité tient de la haute fantaisie.

L’auteur est plus inspiré à d’autres endroits de son livre mais il se laisse ici emporter par le préjugé néolibéral selon lequel les phénomènes collectifs trouvent leur explication, en dernier ressort, dans les choix rationnels des individus et échapperaient par conséquent à la volonté générale. En ce sens, la publicité qui présente ce livre comme libéré de toute emprise “idéologique” est tout simplement mensongère.

1 commentaire:

  1. "il se laisse ici emporter par le préjugé néolibéral selon lequel les phénomènes collectifs trouvent leur explication, en dernier ressort, dans les choix rationnels des individus et échapperaient par conséquent à la volonté générale."

    Il ne s'agit pas d'un "préjugé néolibéral", mais de l'individualisme méthodologique, mode de raisonnement qui consiste à analyser les phénomènes collectifs à partir des décisions individuelles.

    L'impact de la légalisation de l'avortement sur le nombre d'avortement est difficile à estimer. Il est certain que l'avortement existait avant sa légalisation, mais prétendre que la légalisation n'a pas eu d'impact sur le nombre d'avortements est difficile à soutenir.

    Le vice dans le raisonnement de Levitt est plus compliqué. Effectivement, il néglige l'endogénéité de la décision d'avortement, ce qui biaise potentiellement son estimation.

    Je crois que l'argument le plus solide est la grande difficulté qu'ont eu les autres chercheurs à répliquer ses résultats.

    Pour une revue de détails de tous les problèmes économétriques, voir le working paper 15098 sur le site du NBER :

    www.nber.org/papers/w15098

    Le problème ici est économétrique et théorique, mais pas idéologique.

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